Sommes-nous prêts pour la guerre ? Un livre de Jean-Dominique Merchet

Jean-Dominique Merchet vient de publier Sommes-nous prêts pour la guerre ? chez Robert Laffont. C’est un livre important qui traite de choses essentielles pour le présent et l’avenir de notre nation.

On ne le dira jamais assez, ce sont les nations qui font les guerres et non pas les armées. Il faut donc interroger les citoyens français dans leur ensemble sur leur capacité à faire la guerre s’il le faut et pas seulement les forces armées. Le titre du livre n’est d’ailleurs pas L’armée française est-elle prête pour la guerre ? mais Sommes-nous prêts pour la guerre ? Il nous interroge donc tous à travers neuf chapitres qui sont autant de sous-questions à cette interrogation primordiale. Les chapitres sont introduits à chaque fois par une d’une citation de Michel Audiard, qui témoigne une fois de plus que l’on peut être à la fois sérieux et drôle.

Faut-il se préparer à une guerre comme en Ukraine ? Cette première question est la clé de toute la première partie consacrée à l’outil de défense français, comme si ce conflit en constituait un crash test. En clair, cela revient à demander s’il faut se préparer à un conflit conventionnel de haute-intensité et de grande ampleur, autrement dit très violent et avec des centaines d’hommes tués ou blessés chaque jour. La réponse est évidemment oui, par principe. La logique voudrait que l’on se prépare prioritairement aux évènements à forte espérance mathématique (probabilité d’occurrence x ampleur des conséquences). Autrement dit, il faut à la fois se préparer aux évènements courants et à l’extraordinaire terrible.

Il y a ainsi les évènements très probables et même en cours auxquels il faut forcément faire face, les plus graves en priorité bien sûr mais aussi les plus anodins tout simplement parce qu’ils sont là, qu’on les voit et qu’il faut bien les traiter, plus ou moins bien. Il y a aussi les menaces à faible probabilité mais forte gravité, auxquelles il faut se préparer. La guerre nucléaire en est une et on s’y prépare correctement, c’est l’objet du chapitre 2, mais la guerre conventionnelle « à l’ukrainienne » est une autre et là c’est une autre affaire. Jean-Dominique Merchet rappelle ainsi que probabilité faible n’égale pas probabilité nulle et que sur la longue durée les évènements improbables finissent toujours par arriver, parfois même dès le premier lancé de dés. L’esprit humain est cependant ainsi fait qu’il néglige ces faibles probabilités et se condamne donc à être surpris. Si quelqu’un avait dit à des soldats de ma génération qu’ils combattraient non pas en Allemagne mais en Arabie Saoudite face à l’Irak, puis dans une Yougoslavie éclatée ou en Afghanistan, sans parler de passages en Somalie, Cambodge et autre, on l’aurait traité de fou et pourtant…

Dans les faits, la capacité de forces armées françaises à mener cette « grande guerre » se résume à son contrat de déploiement. L’auteur souligne combien celui-ci est faible, même à l’horizon 2030 de la nouvelle loi de programmation militaire (LPM).  Jusqu’à peu dans les différents documents stratégiques on indiquait un contrat chiffré : 60 000 hommes déployables dans un conflit majeur dans le « projet 2015 » des années 1990, puis 30 000 en 2008 et enfin 15 000 en 2013. Par pudeur sans doute, on n’a pas indiqué de chiffres dans la nouvelle LPM mais des unités à déployer – pour les forces terrestres, un état-major de corps d’armée, un état-major de divisions, deux brigades interarmes, une brigade aérocombat, et un groupe de forces spéciales – qui sont en fait les mêmes que lors des plans précédents. On peut donc imaginer que l’on n’envisage pas jusqu’à 2030 de pouvoir déployer beaucoup plus qu’avant, non que les hommes manquent mais qu’on est simplement bien en peine de les équiper complètement en nombre et de les soutenir plus sur une longue durée. Le chat est donc maigre. Il est peut-être compétent, agile, équipé des armes les plus sophistiqué, mais il est maigre, voire très maigre. On serait balayé par l’armée ukrainienne si on devait l’affronter dans un wargame, alors que le budget de défense de cette armée ukrainienne représentait 10 % de celui de la France il y a trois ans. L’Ukraine consacre maintenant à peu 22 % de son PIB à son effort de guerre mais cela représente un peu plus de 40 milliards d’euros, soit l’équivalent de notre budget de défense.

Le problème fondamental est que la France ne se donne pas les moyens de ses ambitions, comme le font par exemple les Etats-Unis. Quand on veut à la fois être une puissance « dotée » (nucléaire), défendre ses territoires et ses intérêts hors d’Europe, assurer ses accords de défense, être leader en Europe ou simplement « peser sur les affaires du monde » parce que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations-Unies, on doit au moins faire un effort de défense de 3% du PIB. A moins de réduire nos ambitions, il n’y a pas d’autre solution. Avant les attentats terroristes de 2015 on se dirigeait allègrement vers le 1% du PIB, c’est-à-dire la quasi destruction de notre outil militaire. Depuis, on remonte lentement la pente mais on est encore loin du compte. Notons au passage que les Etats-Unis sont à 3,5 % et que cela ne gêne pas, au contraire, l’activité économique.

En attendant, il faut forcément faire des choix, ce que Jean-Dominique Merchet résume d’un slogan efficace : Tahiti ou Varsovie. Et c’est là qu’interviennent les réflexes corporatistes. Les marins et les aviateurs français ne parlent pas beaucoup de cette guerre en Ukraine où les bâtiments de surface se font couler et où la défense aérienne depuis le sol contraint beaucoup l’emploi des avions de combat. Leurs regards se tourne plutôt et légitimement vers le grand large, « Tahiti » donc, en utilisant notamment le concept fourre-tout de l’Indopacifique. La guerre en Ukraine est une guerre de « terriens ». On aurait donc pu imaginer que l’armée de Terre y puise des arguments pour défendre ses conceptions. Cela n’a pas été le cas et cela reste pour moi un mystère. Jean-Dominique Merchet explique aussi cette réticence par la Russophilie supposée du corps des officiers français, la réticence à agir dans un cadre OTAN et le fait que finalement les spécialités qui pourraient jouer le plus la « carte Ukraine », comme l’artillerie, sol-air et sol-sol, ou encore le génie, sont mal représentées au sein des instances de direction. Admettons. Le fait est que la nostalgie de l’alliance (brève) avec la Russie l’emporte sur celle, pourtant plus longue et plus traditionnelle, avec la Pologne.

Pas de corps d’armée français en Europe centrale ou orientale, comme il y avait un corps d’armée en République fédérale allemande durant la guerre froide, mais peut-être des armes nucléaires. C’est la question qui fait le buzz. Le deuxième chapitre du livre est en effet consacré au nucléaire, pour constater d’abord combien la création de cette force désormais complète avec une solide capacité de seconde frappe (on peut toujours frapper n’importe quel pays même après une attaque nucléaire) a été une prouesse technique avec, c’est moi qui le rappelle, des retombées industrielles qui ont rendu l’affaire économiquement rentable pour la France. La nouveauté est qu’après une période de repli du nucléaire, dans les arsenaux comme dans les esprits, celui-ci revient en force avec la guerre en Ukraine. Cette guerre est en effet une grande publicité pour l’armement nucléaire : la Russie est « dotée » et on n’ose pas aller trop loin contre elle, l’Ukraine n’est plus dotée et elle est envahie. Le message est clair. Le buzz, c’est la proposition de l’auteur de partager le nucléaire français, autrement dit de proposer un système « double clés » (en fait, il n’y a pas vraiment de clés) à nos alliés européens, à la manière des Américains. On proposerait des missiles air-sol moyenne portée aux Européens qui pourraient les utiliser avec, bien sûr, notre autorisation. J’avoue mon scepticisme. Outre les problèmes matériels que cela poserait (il faudrait construire de nouvelles têtes nucléaires sans doute de moindre puissance et il faudrait que les Alliés achètent des Rafale) et outre le fait que cela contredit le principe gaullien de la souveraineté nucléaire, je crains surtout qu’il n’y ait aucune demande européenne dans ce sens. Quitte à accepter un protectorat nucléaire les pays européens préfèrent celui des Etats-Unis à celui de la France. On en reparlera peut-être si par extraordinaire, les Etats-Unis désertaient définitivement l’Europe. Troisième point : l’asséchement de la pensée militaire en matière nucléaire, où on est passée de la phase fluide des réflexions libres des années 1960 à une phase dogmatique où il est même interdit dans nos forces armées d’utiliser le terme « dissuasion » sans qu’il soit adossé à « nucléaire ». On a un peu oublié que justement les réflexions des années 1960 avaient abouti à l’idée que la dissuasion était globale et qu’elle impliquait une composante conventionnelle puissante, et notamment terrestre, afin de retarder autant que possible la nécessité d’employer l’arme nucléaire en premier (il n’y a évidemment aucun problème à le faire en second, en riposte). Or, on l’a vu, notre composante conventionnelle est faible. Alors certes nos intérêts ne sont pas forcément menacés, mais nos intérêts stratégiques le sont, notamment en Europe et pour reprendre l’expression du général de Gaulle, l’épée de la France est bien courte.  

Le troisième chapitre est consacré à la production industrielle. C’est celui où j’ai le plus appris. C’est une description rapide mais précise de notre complexe militaro-industriel, au sens de structure de conception et de fabrication de nos équipements militaire depuis la décision politique jusqu’à la chaine de production en passant par les choix des décideurs militaires et industriels. Peut-être devrait-on d’ailleurs parler plutôt de complexe militaro-artisanal quand on voir la manière dont sont construits ces équipements rares et couteux. Il y a en fait deux problèmes à résoudre : sortir du conservatisme technologique – et l’exemple du ratage français en matière de drones est édifiant – et produire en masse. Cela mériterait un ouvrage en soi tant l’affaire est à la fois complexe et importante.  

Après avoir décrit l’outil de défense français, avec ses forces et surtout ses limites, Jean-Dominique Merchet décrit dans les chapitres le contexte et les conditions de son emploi. Il y a d’abord ce constat évident depuis trente ans mais pourtant pas encore complètement intégré que la France est désormais une île stratégique, préservée au moins dans l’immédiat et pour l’Hexagone de toute tentative de conquête territoriale. Cela signifie en premier lieu que les conflits « subis » se déroulent d’abord dans les espaces dits « communs » et vides, qui les seules voies de passage (cyber, espace, communications, ciel, mer, etc.) pour attaquer le territoire national. La première priorité décrite dans le chapitre 4 est donc de mettre en place une « défense opérationnelle du territoire » adapté au siècle. C’est déjà évidemment en partie le cas, mais que de trous encore.

Si l’on est une île et qu’on ne risque pas d’invasion, les guerres « choisies » sont donc au loin (chapitres 5 et 7). On connait le scepticisme de l’auteur sur les opérations extérieures françaises. Difficile de lui donner tort (cf Le temps de guépard). Outre l’oubli, assez fréquent, de toutes les opérations extérieures menées par la France avant 1990, on peut peut-être lui reprocher de sous-estimer le poids de la décision politique par rapport aux orientations militaires dans cette faible efficience. On peut s’interroger aussi sur le poids réel de l’histoire – le désastre de 1940 et la guerre d’Algérie en particulier – dans les décisions du moment. Les organes de décision collective sont finalement comme les individus qui ne gardent en mémoire vive que deux expériences passées : la plus intense et la plus récente. Alors oui, les désastres du passé peuvent influer mais il s’agit bien souvent de faire comme la dernière fois si ça a marché ou de faire l’inverse si cela n’a pas été le cas. J’étais stupéfait lorsqu’on m’a demandé un jour si l’engagement au Rwanda en 1990-1992 n’était pas une revanche sur la guerre d’Algérie, alors qu’on reproduisait simplement ce que l’on venait de faire au Tchad.

On revient dont à cette idée que ce sont les nations qui font les guerres, pas les armées. Les chapitres 6 et 8 s’interrogent sur la résilience de la nation française et sur la nécessité de renouer avec le service militaire. Dans les deux cas, je suis totalement en accord avec la description et les conclusions de l’auteur. Sans trop spoiler, oui je suis persuadé de la résilience du peuple français, et je pense aussi qu’il faut plus l’impliquer dans notre défense et imiter le modèle américain.  

La guerre se fait aussi – presque toujours – entre deux camps et normalement l’outil militaire doit être adapté aux ennemis potentiels. Le dernier chapitre est ainsi un panorama de nos adversaires et alliés actuels et possibles. Aucune surprise et aucun désaccord sur le nom des suspects. Il faut surtout bien distinguer, ce n’est pas forcément si évident pour ceux qui n’ont pas connu la guerre froide, ce qui se passe sous et au-dessus du seuil de la guerre ouverte. La norme est désormais le conflit (pas la guerre) dit « hybride » contre d’autres puissances, et l’exception est le franchissement de ce seuil. Pour autant nous devons préparer ce franchissement, ce qui également un des meilleurs moyens de l’emporter dans ce qui se passe au-dessous. Si on avait pris en compte la nécessité de pouvoir remonter en puissance très vite en cas de surprise stratégique (réserves, stocks, planification, adaptation de l’industrie, etc.), la France serait à la fois en meilleure posture actuellement dans notre confrontation avec la Russie et notre capacité à dissuader tout adversaire à franchir le seuil serait renforcé. Cela nous aurait couté moins cher que de tout faire dans l’urgence. Ce n’est pas faute de l’avoir dit.

En conclusion, l’auteur répond donc à sa propre question initiale, ce n’est pas si fréquent. On se doute de la réponse, et je suis entièrement en accord avec elle. Bref, lisez Sommes-nous prêts pour la guerre ? et discutez-en. Encore une fois, il s’agit de sujets qui doivent par principe intéresser tous les citoyens.

Jean-Dominique Merchet, Sommes-nous prêts pour la guerre ? Robert Laffont, 2024, 18 euros.

744 réflexions sur “Sommes-nous prêts pour la guerre ? Un livre de Jean-Dominique Merchet

  1. GAÏA dit :

    Secteur Marinka:
    Les russes progressent en direction de Krasnahorivka.

    Secteur Robotyne:
    Les dernières géolocalisations confirment que les Ukrainiens ont repris le village de Robotyne (dont la moitié était contestée) à la suite des attaques des 23 et 24.
    L’offensive russe a été repoussée.

    Secteur Orlivka:
    Les Russes sont probablement entrés dans Orlivka.
    La nouvelle circulait déjà hier et d’un autre côté elle est logique comparée au repli sur la ligne ukrainienne dont nous parlions ces derniers jours. Il n’existe pour l’instant qu’une seule image d’une enseigne de l’école d’Orlivka au sol, publiée par une chaîne russe, je n’irai donc pas au-delà d’une extension de la zone grise. Nous aurons probablement des retours dans la journée.

    @Majavosk 73

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  2. etienne6904 dit :

    In Le Monde aujourd’hui : Les funérailles de Navalny
    « auront lieu vendredi 1er mars à 14 heures (12 heures à Paris) à Moscou, a annoncé son équipe mercredi 28 février sur les réseaux sociaux. « Le service funéraire pour Alexeï se tiendra à l’église (…) à Marino [quartier moscovite où habitait Alexeï Navalny] le 1er mars à 14 heures. Les funérailles auront lieu au cimetière Borisovsski »

    https://x.com/Gerashchenko_en/status/1762804030164639868?s=20

    https://x.com/yulia_navalnaya?s=20

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  3. Teasin~ dit :

    Tiens tiens tiens…… True or Hoax ?
    WilsonCenter:
    « Rien qu’en février, certaines des plus grandes banques chinoises ont cessé de faire affaire avec la Russie. Le 7 février, la Chouzhou Commercial Bank, la principale banque chinoise facilitant les importations russes, a cessé ses relations commerciales avec la Russie. Le 21 février, trois des quatre plus grandes banques chinoises – la Banque industrielle et commerciale de Chine (ICBC), la Banque de construction de Chine et la Banque de Chine – avaient cessé de faire affaire avec les institutions russes sanctionnées. D’autres institutions financières suivront probablement le mouvement, à mesure que de nouvelles sanctions de l’UE contre les entreprises chinoises aidant la Russie à échapper aux sanctions, provoquées par la mort d’Alexeï Navalny, ont été annoncées le 24 février 2024.
    Le partenariat stratégique « sans limites » entre la Chine et la Russie a aidé Poutine à surmonter les mois les plus éprouvants de l’invasion, mais à l’occasion du deuxième anniversaire de la guerre, les engagements rhétoriques de Xi Jinping semblent s’être heurtés aux intérêts nationaux plus larges de la Chine.

    La croissance économique de la Chine stagne , le chômage est en hausse, les investissements et les exportations sont en baisse et la consommation intérieure reste faible.

    Même l’Inde, qui était un important importateur de pétrole brut russe bon marché depuis le début de la guerre, a maintenant commencé à réduire ses importations en raison de l’augmentation des coûts, les importations de janvier 2024 étant en baisse de 35 % par rapport au pic de 2023.
    Il existe d’autres signes potentiels indiquant que le Kremlin se prépare à des ennuis avec la révocation de la licence de QIWI Bank, une entité qui fournit des services de paiement et financiers en Russie et dans les pays de la CEI. Cette décision, selon les déclarations du gouvernement russe , semble être une tentative pour empêcher l’argent de fuir le pays. De telles actions sont encore plus alarmantes lorsqu’on les considère dans le contexte de ce qui semble être une ingénierie financière de plus en plus élaborée mise en œuvre pour maintenir une apparence de normalité dans les grandes villes comme Moscou. Néanmoins, on estime que la faillite de la banque QIWI a coûté aux Russes plus de 4 milliards de roubles.

    Enfin, la Chine (et l’Europe) ont augmenté leurs achats de gaz au Qatar, ce qui porte un nouveau coup dur aux flux de revenus de la Russie et à sa capacité à contourner les sanctions.

    Mais
    Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur uniquement et ne reflètent pas les vues du Kennan Institute. … botte en touche le Kennan Inst.

    Espérons que cette analyse n’est pas un moyen de s’auto-rassurer. >/b>

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